Penser les métropoles. Entre héritage historique et présent mondialisé

Penser les métropoles. Entre héritage historique et présent mondialisé

Par Hervé Marchal
Sociologue
Maître de conférences à l’Université de Lorraine, membre du Laboratoire lorrain de sciences sociales (2L2S)

 

Si l’on suit les historiens, l’histoire de l’Europe peut s’écrire, du moins depuis le XIIe siècle-théâtre du premier « flamboiement urbain »-, comme une course entre les deux animaux de la fable de La Fontaine : le lièvre et la tortue ; entendons la ville d’un côté et l’État de l’autre. Le pouvoir des villes naît originellement de leur affranchissement par rapport au pouvoir féodal pour bientôt former des Cités-États. Celles-ci compenseront la faiblesse de leur territoire agricole par l’intensité des capitaux et des flux qu’elles parviendront à drainer, à l’instar de Venise et de Bruges. Mais à partir du XVIe, la montée en puissance des États-royaux (France, Angleterre, Autriche, Espagne) se traduira par une volonté de maîtriser les cités, si bien que leurs privilèges s’en trouveront réduits.

Au XVIIe, ce sont effectivement les États qui décident de la construction de villes militaires (Neuf-Brisach) ou royales (Versailles, Saint-Petersbourg). La Révolution française de 1789 incarne d’une certaine façon la revanche du pouvoir urbain sur le pouvoir féodal, et durant tout le XIXe, l’autonomie des villes s’affirme en dépit de la montée des nationalismes et des États. Signe de cette tendance, en France, la IIIe République institue en 1884 l’élection du conseil municipal au suffrage universel ; quant au maire, il n’est plus nommé par le préfet mais élu par le conseil municipal.

Les deux Guerres mondiales de la première moitié du XXe siècle sont synonymes d’un tournant dans le sens où elles marquent non seulement une parenthèse dans le processus d’urbanisation, mais aussi et surtout une reprise en main des États sur les villes. En France, l’urbanisation du pays durant les décennies 1950 et 1960 n’est pas le fait dans une large mesure des villes mais bien de l’État qui devient alors un acteur central de l’aménagement du territoire : l’État gaulliste décide en effet de l’implantation des grandes infrastructures industrielles, désigne les « architectes-urbanistes » pour la réalisation des Zones à urbaniser en priorité (ZUP), la modernisation les villes et la création des villes nouvelles (Cergy-Pontoise, Marne-la-Vallée…).

Cette tension historique entre les villes et les États permet de mesurer combien les villes d’aujourd’hui sont à nouveau sur le devant de la scène étant donné qu’elles se voient déléguer par les États de nombreuses responsabilités. Les villes deviennent ainsi des acteurs à part entière de la vie sociétale au même titre que les régions, les entreprises, les grandes organisations et autres instances institutionnelles. Dès lors, elles se glissent aux premières loges du politique et de la politique. Ces évolutions ont pour conséquence d’élever les villes au statut d’acteurs collectifs capables de développer des stratégies dans une relative autonomie par rapport aux autres institutions politiques comme l’État ou les régions.

Aussi les villes sont-elles devenues aujourd’hui l’un des lieux où se posent avec le plus d’acuité les enjeux de notre société (inégalités, emploi, environnement…). Afin d’y répondre, elles ont opéré d’importantes transformations, tant au niveau de leurs institutions que de leurs dispositifs de gouvernement. Elles se dotent de multiples conseils pour mener à bien leurs projets et s’appuient sur des organismes d’études et de prospectives, voire des laboratoires de recherche, pour justifier leurs orientations.

Cela étant dit, si c’est en ayant à l’esprit cette tendance historique de fond qu’il faut compendre les enjeux relatifs à la métropolisation et à ce que recouvre la notion même de « métropole », il reste, comme le souligne la géographe Cynthia Ghorra-Gobin (2015) dans son ouvrage La métropolisation en question, que la métropolisation va aussi et surtout de pair avec la mondialisation et la globalisation nécessitant plus que jamais un réajustement des représentations sociales relatives au rôle de l’État et des territoires.

Á ce propos, il est intéressant de rappeler qu’aux États-Unis, les notions de technocity (Fishman en 1987), d’edge city (Garreau en 1991), ou encore d’edgeless cities (Lang en 2003) ont toutes participé des réflexions sur la métropolisation : la première en rendant compte de l’émergence de paysages urbanisés incluant emplois, lotissements résidentiels et activités de loisirs ; la deuxième en insistant sur l’importance d’une reconfiguration spatiale des villes résultant de la réorganisation des filières économiques à l’ère du capitalisme globalisé et financiarisé ; la troisième en soulignant les profonds changements dans la localisation des emplois qui initient la restructuration spatiale des villes et, surtout, de leurs banlieues proches et lointaines.

Ici, l’objectif est d’inscrire les enjeux métropolitains dans les programmes politiques et de comprendre comment l’aire métropolitaine s’est complexifiée en intégrant dans son orbite la ville-centre, le suburbain et le périurbain. Il s’agit de prendre conscience de la révolution métropolitaine afin de renforcer l’« avantage » métropolitain dans un monde concurrentiel tout en assurant une solidarité intramétropolitaine, solidarité qui peut prendre la forme d’une coopération intermunicipale. Économique et social s’articulent ainsi pour mieux penser les métropoles de demain appelées à devenir des acteurs majeurs d’une société urbaine mondialisée et globalisée. Au bout du compte, dès les années 1990, le redéploiement spatial de l’urbain est clairement identifié outre-Atlantique pour saisir à quel point il est tout à la fois indissociable de la métamorphose du capitalisme maintenant globalisé, de la révolution numérique et de la division internationale du travail.

En France, la métropolisation, analysée à partir du processus de décentralisation initié en 1982, a bénéficié d’une reconnaissance tardive. C’est plus particulièrement François Ascher (1995), Pierre Veltz (2005) ou encore Claude Lacour (1999) qui ont les premiers, au cours des années 1990, invité les décideurs à prendre acte de la logique de métropolisation. Mais si ces analystes sollicitent l’aide de l’État pour permettre aux grandes villes de rayonner sur la scène internationale, il reste qu’ils ne voient pas la métropolisation comme une dynamique reconfigurant l’ensemble du territoire national, mais seulement les grandes villes, à commencer par Paris. C’est là une différence importante avec le débat tel qu’il a été posé aux États-Unis.