La Casbah d’Alger : le certificat d’authenticité «Ya Hassra ala z’man»

La Casbah d’Alger : le certificat d’authenticité «Ya Hassra ala z’man»

par Mourad Betrouni
Directeur de recherches en préhistoire et Géologie du quaternaire

 

Lorsqu’on aborde le sujet de la Casbah d’Alger, le plus souvent à l’occasion de quelques oraisons ou commémorations qui ravivent, pour un instant, le souvenir d’un passé mythique et légendaire, d’un vécu chargé de valeurs émotionnelles, un sentiment de culpabilité unanime se dégage aussitôt devant la difficulté d’en garantir la transmission aux générations futures. Une attitude, somme toute naturelle,  qui procède de l’instinct de conservation d’une société communautaire dont les ligatures générationnelles ont été rompues involontairement par les faits d’une jubilation collective au lendemain de la décolonisation.

 

Au commencement était l’abandon et le renoncement

Une exultation et une ivresse généralisées, pour exorciser et conjurer un mauvais souvenir, un cauchemar colonial, se sont en effet traduites par un vaste mouvement d’abandon et de renoncement de l’espace fermé,  de l’encerclement, du siège et du confinement, qui rappellent la misère et l’affront, l’humiliation et l’avilissement (dockers, porteurs d’eau, cireurs, domestiques…) au profit d’un espace colonial reconquis qui exhale toutes les odeurs et les douceurs de la liberté et du bien-être. Des villas et appartements somptueux et autres cabanons, chaumières et guinguettes, constitueront les espaces bâtis de rechange, qui façonneront de proche en proche l’être social algérois et l’accompagneront dans sa quête constante des «bienfaits» de la modernité.

Ainsi, l’écroulement – symbolique – de la muraille d’enceinte et la décomposition du bâti traditionnel s’évaluent au rythme des abandons, des renoncements successifs et des gestes d’émancipation qui ont réalisé la translation de l‘espace fermé vers l’espace ouvert. Qui aurait pensé condamner cet acte naturel d’affranchissement et de délivrance d’un peuple ?

 

Aux origines de la patrimonialisation

Aujourd’hui que la Casbah d’Alger se meurt, au prix d’un élan de libération et de délivrance, des cris et des appels fusent de partout pour rappeler les souvenirs vécus ou racontés, pour convoquer la mémoire à réinventer le passé et reconstruire les réminiscences de cet espace fermé où  l’on revient pour se réconcilier avec son honneur et sa dignité – comme le fait l’anguille qui se rappelle qu’il faut revenir à sa rivière pour mourir –

Ces complaintes et supplications, teintées de mélancolie, de nostalgie et de romantisme, qui éveillent ce sentiment d’appartenance à un passé chargé de gloire et de grandeur – fut-il mythique ou imaginaire – sont en fait une confession et un aveu d’un choix regrettable. En subtilisant, pour un moment, les modes de vie et de pensée du colonisateur, l’ex-colonisé a payé le prix de son aliénation et de son déchirement. La difficulté, aujourd’hui, à réaliser la rupture entre l’exigence morale et éthique de sa propre culture et la nécessaire matérialité de sa subsistance a fini par provoquer, dans un contexte général de repli sur soi, cette attitude de rejet de tout ce qui menace l’identité et les systèmes de valeurs traditionnelles.

 

Retour symbolique à l’espace fermé

C’est ce besoin de retour à l’espace authentique, cet amnios qui assure les ressourcements indispensables, qui est constamment exprimé à travers ces appels multiformes, qui voient dans l’effritement des murs de la Casbah une perte de substance des valeurs authentiques.

Nous comprenons, dès lors, pourquoi tous les regards sont aujourd’hui tournés vers le secteur de la Culture, sommé d’assumer la responsabilité de la sauvegarde de cet espace où se labourent et se récoltent  en permanence les valeurs et qualités sensibles qui assurent la cohésion sociale. C’est dans la chanson, la poésie, l’art plastique et l’artisanat que sont réinventées les couleurs et les odeurs qui réaniment les goûts et les saveurs et que sont évoqués les lieux et itinéraires des grandes épopées qui ravivent le sens de la résistance, de la solidarité et de l’urbanité. Mohamed Racim, Ali la Pointe, Hadj M’hamed El Anka,  Lili Boniche, Rainette, Momo et Ezzahi, des noms, des monuments invoqués dans un récit total, dans la multitude, sans ordre précis, pour le besoin d’une identité et d’une identification.

Ce n’est point seulement dans les palais et demeures somptueuses, qui expriment l’opulence et l’extravagance des pachas serviteurs de la Sublime porte, que se raconte l’essentiel, mais aussi et surtout dans les quartiers, souks et ruelles où s’organisaient les hiérarchies sociales de ces communautés arabo-berbères, andalousiennes, juives, chrétiennes et turques,  qui  ont produit la quintessence et l’originalité.

 

De la restauration du  bâti  à la réinvention de l’habité

La Casbah n’est pas une simple question de bâti pour le bâti ; ce sont les valeurs incrustées dans la pierre, imprégnées dans le sédiment et transcrites dans les ordonnancements multiples…